L'histoire de l'arc au Japon, les influences des religions sur le développement des Budo ne sont pas d'un grand secours pour nous aider à progresser dans notre Kyudo sur un plan purement technique. Le Kyudo à un aspect technique, mais ce n'est pas un sport, il a une dimension spirituelle, mais ce n'est pas une religion. Le mot «art» est sans doute un compromis dans les traductions occidentales pour traduire cette notion de Do, la Voie. Je pense que cet article passionnera le pratiquant désireux de s'imprégner de l'esprit des origines de cette discipline.
Lorsque mon fils Camille étudiait à l'université de Chuo à Tokyo et préparait son mémoire pour Sciences-Po, «Bouddhisme, Confucianisme et Voies japonaises», le fils de Furusawa Sensei lui a conseillé de rencontrer Matsueda Toshiaki, Kyudo Kyoshi 7ème Dan. Ce vieux Monsieur était un érudit, un intellectuel, mais aussi un pratiquant assidu qui s'entraînait à la Makiwara chaque jour chez lui, dans son bureau, à plus de 80 ans. C'est tout naturellement que dans la préparation du film Mato no Muko j'ai pris contact avec lui. Il nous a reçus chez lui pour cette interview avec une bonté et une disponibilité très touchantes. Pour le film je n'ai gardé qu'une toute petite partie de son intervention. Ce qui est intéressant et vraiment dans l'esprit d'AKTOP, c'est que Matsueda Sensei ne se contente pas d'un discours d'érudit. Il fait le lien entre les mises en perspectives historiques, mythologiques ou philosophiques et sa pratique quotidienne du tir.
Aujourd'hui Matsueda Sensei est décédé. Je suis heureux de savoir qu'il a finalement réalisé l'un de ses rêves les plus chers : il a réussi son examen de 8ème Dan.
Introduction
L'empereur Jinmu (神武天皇), fondateur mythique du Japon, est considéré comme un arrière-arrière-arrière-petit-fils de la déesse du soleil Amaterasu. La maison impériale actuelle du Japon fonde ses droits au trône du chrysanthème sur la descendance directe de Jinmu.
Selon la tradition décrite dans le Kojiki (Récits des faits anciens, 712 ap. J.-C.) et le Nihon Shoki (Annales ou Chroniques du Japon, 720 ap. J.-C.), ouvrages considérés comme les tout premiers écrits du Japon, Jinmu fonde l'empire du Japon en 660 av. J.C.. Jusqu'au cinquième siècle le Japon est une civilisation uniquement orale. C'est seulement à cette époque qu'arrive de Chine via la Corée en même temps l'écriture, le Bouddhisme et le Confucianisme. Comme les autres premiers empereurs du Japon, l'existence historique de Jinmu n'est pas attestée et sa vie relève surtout de la mythologie .
Jinmu, signifie «puissance divine». Il aurait reçu d'Amaterasu trois objets extraordinaires conservés dans trois sanctuaires différents du Japon: le Matagama, un bijou illustrant la bienveillance et la faculté d'apprendre, le Kusanagi-no-tsurugi, une épée, et le Yata no Kagami, un miroir magique lui permettant de voir toutes les îles du Pacifique, qui se trouve dans le cœur du sanctuaire d'Ise, ville où se déroule la Coupe de l'empereur de Kyudo tous les deux ans.
Erick Moisy
Interview de Matsueda Sensei
Selon les légendes japonaises, celui qui a construit le Japon, l’Empereur Jinmu, a unifié le pays en allant de l’ouest vers l’est. Lors d’une des batailles, alors qu’il était entouré d’ennemis, un aigle doré s’est posé sur la pointe du long arc qu’il avait en main. La légende dit qu’à cause de l’éclat doré provenant de cet aigle, les ennemis furent aveuglés, incapables de combattre, et qu'ils se sont soumis à l’empereur. L’arc japonais de l’époque était un arc très long et représentait la divinité et le droit de gouverner sur le peuple. C’est à cause du lien entre les dieux et l’arc que celui-ci représentait le droit à la souveraineté. Cette vision de l’histoire japonaise est spécifique au Shintoïsme. Par la suite, pendant l’ère Muromachi (1336—1573), sous l’influence du Bouddhisme, une femme du nom de Chikurin-bo a rédigé un texte ésotérique en quatre volumes. Dans ce texte, comme cette femme était une prêtresse fondatrice de l'école Shingon-shu , elle a expliqué le rôle et l’utilisation de l’arc selon les préceptes de la secte Shingon [1]. En d’autres termes, il y a deux grands courants de pensée par rapport à l’arc japonais. Celui qui vient du Shintoïsme et celui qui vient du Bouddhisme. Quand l’influence du Bouddhisme a grandi dans l’enseignement du tir, le Shamen Uchiokoshi du Heiki-ryu est né. Ceci a joué un rôle très important sur l’évolution de la technique d’utilisation de l’arc. D’autre part, le courant qui venait du Shintoïsme prêchait que l’arc était un symbole de loyauté des hommes par rapport aux dieux. Ce point de vue shintoïste est aussi très important et le Kyudo est issu de ces deux grands courants.
Jusqu’à l’ère Sengoku-jidai («La période des pays en guerre», 1467—1600), comme l’arc était une arme qui devait être efficace, on a mis une grande importance sur la technique de tir et sur le Tekichu. On a utilisé des arcs extrêmement forts. On a aussi développé des flèches qui volaient très loin. Mais quand les premiers fusils ont fait leur apparition, il s’est avéré qu’il était impossible de se battre contre des fusils avec des arcs. C’est surtout après la bataille de Okihazama, menée par le guerrier Oda Nobunaga, que les fusils ont vraiment pris le dessus. Pendant la période d’Edo (1600—1868), le gouvernement a interdit la possession et l’utilisation des fusils. L’arc, qui avait perdu son rôle sur le champ de bataille, est devenu un moyen de pratiquer un entraînement de l’esprit. C'est à ce moment que les choses ont évolué dans une direction où les samurais de haut-rang s’entrainaient à l’arc pour être plus fort mentalement. On s’est dit qu’il n’était pas nécessaire de tirer avec des arcs si puissants, mais qu’il serait mieux de tirer avec un arc qui corresponde à ses capacités physiques. Donc les arcs ont perdu en puissance.
Au Japon il y avait depuis très longtemps une idéologie du nom de Raiki-shagi provenant de Chine qui ne prenait pas en compte seulement le fait de cibler ou de manquer la cible.
Ceci provient de l’époque Shu, d’un livre qui a été rédigé il y a 2500~2600 ans. Puis, il y a 1500 ans, un livre du nom de Shagaku-Seiso, un ouvrage bouddhiste qui décrit en détail les points du tir est apparu. L’aspect extrêmement intéressant du Shagaku-Seiso est que ce sont de vieux archers qui ne pouvaient plus pratiquer qui ont décrit comment ils tiraient quand ils étaient jeunes et quelles furent les erreurs qu’ils firent. Ce texte est une référence très utile pour la pratique du tir à l’arc. Le Raiki-Shagi, texte difficile qui met plus l’accent sur l’aspect spirituel et mental du tir, et le Shagaku-Seiso sont deux ouvrages qui nous servent de référence de base. L'influence chinoise a été déterminante.
Sharei veut dire «un tir basé sur l’étiquette», et c’est cela le Kyudo. Jusqu’alors on disait Kyujutsu (la technique de l’arc). Au Japon, pour toutes les disciplines qui sont un entraînement spirituel ou mental, on a adopté le «Do», la voie. Pour la cérémonie du thé c’est le Sado, le Kenjutsu (la technique du sabre) est devenu le Kendo, le Jiujutsu le Judo, et de ce fait l’école Heiki-ryu qui prônait être du “Kyujutsu” a changé en faveur du Kyudo. Après la deuxième guerre mondiale, il y a eu encore un autre grand changement. Les forces d’occupation ont interdit toute forme de Budo. Ce n’est qu’en 1949 que cette interdiction a été levée. La Fédération Japonaise de Kyudo a été créée dans le courant de la même année, mais l’interdiction de la pratique du Kyudo par des étudiants a continué jusqu’en 1953. A cette époque il y eut beaucoup de changements. Le livre qui a unifié toutes les écoles, Ogasawara-ryu, Heiki-ryu, Takeda-ryu ou Yamato-ryu, est le Kyudo-Kyohon. Comme ce livre met beaucoup plus l’accent sur l’aspect spirituel et mental du Kyudo que sur l’aspect technique, il est distribué aux pratiquants comme ouvrage de référence. Il y a des passages assez délicats à comprendre (essentiellement dans les derniers tomes qui n'ont pas été traduits en anglais et français, ndt). L’arc n’est plus une arme, mais un outil, un moyen de travailler son mental. Récemment, ceci a pris une grande ampleur et grâce à la collaboration de nombreux pays, nous avons assisté à la naissance de la Fédération Internationale de Kyudo. Je souhaite voir la pratique du Kyudo évoluer de plus en plus dans le futur, mais qui peut dire comment les choses vont se passer ? Une chose est sûre : penser que le Kyudo est une tradition qui ne peut être comprise que par les japonais, est aujourd’hui une pensée erronée. Le souhait profond, propre à tous les hommes, de mieux se connaître soi-même, de connaître sa propre psychologie, sa véritable identité, de connaitre son cœur, est quelque chose qui va au-delà des frontières et transcende les nationalités.
Dans le cas de l’arc japonais, on le tient au tiers inférieur. En ce qui concerne tous les autres arcs du monde, que ce soit la Corée, la Mongolie, la Chine, le Boutan etc., on tient l’arc au milieu. L’arc sportif occidental aussi est tenu au milieu. Donc ce sont tous des arcs où la partie supérieure et la partie inférieure sont de la même longueur. L’arc japonais par contre, est long dans sa partie supérieure et court dans sa partie inférieure. On a longtemps dit que cette forme était irrationnelle, mais d’un point de vue des lois de la physique, il n’y a pas d’arc plus abouti. Le tiers du bas a une force de propulsion très puissante, et ceci détermine la vitesse à laquelle la flèche vole. C’est le propre de tous les arcs courts. Et la partie supérieure, qui agit comme une longue branche, permet de propulser la flèche très loin comme tous les grands arcs. C’est donc une combinaison d’un arc court et d’un arc long. Il en résulte que ce qui est difficile à maîtriser, c'est la manière de tenir la corde et l’arc. C’est le Torikake et le Tenouchi. Il est essentiel de maîtriser les deux. Comme ceci est très difficile, il est impératif de bien écouter les explications du Sensei et de l’imiter dans son tir. Le tir à l’arc commence par l’imitation du Sensei. On apprend à obtenir un maximum de puissance en utilisant un minimum de force (musculaire). Le respect de l’enseignement s’appelle Shu , que l’on écrit avec le caractère de Mamoru 守 (défendre, obéir, protéger). Le but est de toujours respecter l’enseignement du Sensei, d’arriver à l’absorber et à le mettre en pratique à tout moment. Et lorsqu’on applique le Shu, on arrive tout naturellement à une forme de tir correcte. C’est là que les premiers changements apparaissent. On monte d’un échelon. On appelle ceci Ha, 破 Yaburu (briser, se détacher, digresser). On évolue comme si l’on brisait sa carcasse. Si l’on progresse encore, on atteint le Ri qui veut dire Hanareru (s’éloigner, quitter, se séparer). Il y a un roman de la Chine ancienne du nom de Meijinden (Les récits des grands maîtres, ndt) dans lequel il est écrit des choses incroyables. Même si l'on n’arrive pas à réaliser ces choses, si l’archer oublie son arc, oublie sa flèche, oublie la cible, c’est comme si le peintre oubliait sa palette, le calligraphe son pinceau. C’est une expression chinoise. On appelle ce stade “Ri”, mais de tirer à l’arc sans penser à l’arc est quelque chose d’extrêmement difficile. Je me demande quel est le pourcentage des archers qui ont atteint ce niveau car c’est une chose vraiment difficile.
Le Zen est une école bouddhiste, c'est une religion. Ce n’est pas du Budo. Dans le Zen il s’agit de concentrer son esprit et d’atteindre un Satori. Au début il y a le stade Cho Shin 調心 qui veut dire mettre de l’ordre dans son cœur. Mais avant de mettre de l’ordre dans son cœur, il faut stabiliser sa respiration. On appelle ceci Cho-Soku 調息. Et avant cela il faut équilibrer son corps. Ceci s’appelle Cho Shin 調身 qui veut dire stabiliser le corps. Quand la respiration est régularisée, le cœur apaisé, cela permet une plus grande concentration. Tout ceci est du Zen. Cette évolution dans la pratique ressemble au «Shu-Ha-Ri» du Budo. Dans le cas du Zen le but final est le Satori. C’est une chose que personne ne peut enseigner, qu’il faut trouver par ses efforts personnels. C’est le terme bouddhiste Jiriki (par sa propre force). De nos jours, le Bouddhisme est plus orienté vers le Tariki (par une force extérieure). Par l’obéissance et le respect de la divinité bouddhique, et si l’on récite le «Namu Amida Butsu» (incantations bouddhistes, ndt), la divinité bouddhique va nous sauver. Personnellement je ne suis pas en accord avec cette forme de dépendance par rapport à quelque chose d’extérieur. Je ne suis pas un spécialiste des religions, mais mon souhait est de mettre en pratique dans le Budo le Shu, le Ha, puis par mes propres efforts, d’atteindre le “Ri”. Je ne sais pas si je réussirai, mais mon but est d’atteindre le Ri de mon vivant.
La différence fondamentale entre la religion et le Budo, c’est tout ce que je viens de vous expliquer. Pendant l’ère Taisho (1912—1926), il y avait un Sensei du nom de Awa Kenzo. Il a enseigné au célèbre Eugen Herrigel. Awa Sensei s’exprimait de manière entrecoupée sur des choses très techniques, et Herrigel qui était un philosophe spécialisé dans la nouvelle idéologie kantienne et qui enseignait à l’université de Tohoku, a écrit que, basé sur la philosophie kantienne, cette évolution, telle qu’elle était expliquée par Awa Sensei, impliquait des «bonds en avant» qui n’étaient pas rationnels et que de ce fait l’arc était du Zen. Dans la thèse qu’il a rédigé à son retour en Allemagne, il a soutenu la même théorie. De ce fait, il y a beaucoup d’occidentaux qui associent l’arc avec le Zen, mais pour moi l’arc est un Budo, avec son «Shu-Ha-Ri», une discipline ou l’on vise le Ri. La religion est une pratique où par l’ascèse on atteint le Satori, et cela je n’en suis pas capable. Il y a eu ainsi une sorte de mélange entre la religion et le Budo, mais ma conviction est qu’il faut différentier les deux. Le temple Zen Enkakuji se trouve à Kamakura. Dans le Dojo, il y a l’arc que Eugen Herrigel avait reçu comme cadeau de Awa Kenzo Sensei, qui est revenu au Japon depuis l’Allemagne. Il y a aussi l’arc de Awa Kenzo. Il y a les arcs du maître et de l’élève. Le prêtre du Enkakuji pratique lui-même le Kyudo. Il est Kyoshi 6ème dan. Il a beaucoup de peine à passer son 7ème dan. Quand je lui ai demandé ce qui est le plus difficile entre le Kyudo et le Zen, il a répondu «sans l’ombre d’un doute, c’est le Kyudo». Comme je m’attendais à ce qu’il me dise que c’était le Zen, je fus très étonné. Il m’a dit qu’il y avait des dizaines de milliers de pratiquants du Zen, mais un nombre très limité de gens qui avaient atteint un satori.
Dans la Chine ancienne, il y a la philosophie taoïste des deux pôles Yin et Yang. Puis il y a le Gogyo (les cinq éléments), et la notion de Hyori, (ce qui est devant et ce qui est derrière). Pour illustrer cela, dans le Kyudo la première flèche que l’on tire s’appelle Haya. Elle vole en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre. La deuxième flèche que l’on tire est Otoya (Oto veut dire «qui suit, qui vient après», ndt), et elle tourne dans le sens inverse. Donc on peut appliquer un raisonnement qui dit qu’il y a un mouvement dans un sens et un mouvement dans l'autre sens, un Hyori. Pour le Nobiai, il s’agit d’ouvrir le buste lors du Kai. Si il y a un mouvement d’ouverture (sur l’avant du torse), cela veut dire qu’il y a une contraction dans le dos. Mais normalement il ne devrait pas y avoir cette fermeture. Il faut ouvrir le buste aussi bien sur le devant que sur l’arrière. Il faut ouvrir le Hyo (le devant) et le Ri (l’arrière) en même temps, et pour ce faire, descendre et élargir les épaules, et il en résulte que l’ouverture s’élargit de 2 centimètres de chaque côté. Ceci correspond à l’équilibre du corps humain, que l’on nomme “Hyori-Ittai” (littéralement, l’équilibre entre le devant et l’arrière). De plus, il y a le “Sanmi-ittai” à savoir l’équilibre entre soi-même, l’arc et la cible. Dans la première phase du tir, la cible est éloignée, on encoche sa flèche et on vise la cible. Jusqu’a la fin on vise la cible, mais au moment du Hanare, pendant un millième de seconde, il n’y a plus de cible et plus de soi. Herrigel disait de cet instant que la cible intègre le corps et que le corps intègre la cible, et que de ce fait il est impossible de la manquer. Ceci est repris dans le premier livre de Herrigel. Le deuxième livre qu’il a écrit s’appelle «Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc». C’est un ouvrage qu’il a repris plus de dix après son séjour au Japon. Il a retravaillé beaucoup de passages, mais moi je pense que son premier livre pas très épais du nom de « Nihon no Kyujutsu » (La technique de l’arc japonais, ndt) est de bien meilleure qualité parce qu’il y a des témoignages directs de l’enseignement de Awa Kenzo Sensei. Il y a la philosophie bipolaire, puis les Gogyo qui correspondent à ce qu’on appelle chez Heiki le Go-Rin Kudaki (littéralement « la destruction des 5 cercles », ndt). On prend les 5 cercles d’une tour (Stupa), on les départage et on les place n’importe comment sur le sol. Puis on les aligne de la manière suivante; le Gibo-Ishi qui était tout en haut est placé au nord, le deuxième du nom de Ukebana est posé à l’ouest, le troisième du nom de Kasagi est posé au sud, et le socle est placé à l’est. A la fin il reste le carré de la base. Comme nous parlons de la secte Shingon dans le bouddhisme ésotérique, on le place au Gokui du Tenouchi. Ici cela doit être arrondi, et là cela doit être pointu, ici cela correspond à l’est, et là c’est départagé et en forme de cercle… Le triangle du sud signifie qu’ici il ne faut pas plier la paume de la main mais garder tout bien allongé. Cela nous donne un triangle. Ici, sur le dessus de la main en Tenouchi, nous avons la demi-lune de l’ouest. Si à l’inverse, on prend les choses en partant du bas, tout tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. La philosophie de ce qui tourne vers la droite est propre au bouddhisme.
La technique du Tenouchi est expliquée de la sorte dans la religion. Le Mete fait sens dans la religion. Du point de vue de la physique, le fait de déplacer le centre du Tenouchi vers l’avant implique que l’ensemble se déplace, et de ce fait, on referme le petit doigt sur la base du pouce, ce qui donne un point stable qui permet à l’arc de rester bien vertical... Tout ceci fait la particularité du Kyudo japonais qui a 3000 ans d’histoire, la forme de l’arc de l’époque de l’empereur Jinmu.
Il y a des statues de divinités gardiennes des temples bouddhiques ou des sanctuaires shintoïstes qui se trouvent en général installés de chaque côté de la porte principale, le Mon, qu'on appelle Nio ou Kongo-Rikishi. Ils empêchent les démons ou les mauvais esprits de pénétrer dans les lieux. Il y a beaucoup de statues où l’arc est tenu en main à des fins de dissuasion. Dans tout le Japon il n'y a que trois statues de divinités qui tirent réellement à l’arc. Il y a une divinité de l’amour du nom de Aisen-Miyo. La statue de ce dieu représente l’instant précis où il tire sa flèche verticalement vers le ciel. Sur les rives opposées de la rivière Tone-gawa, il y a le Katori-Jingu et le Kashima-Jingu (deux sanctuaires shintoïstes). Et à cet endroit précis, il y a le dieu de la guerre qui y est vénéré. Depuis ces anciens temps, les sanctuaires de Katori et de Kashima sont très liés au Budo. Dans l’esprit du Budo on tient une arme sur soi non pas pour l’utiliser, mais pour dissuader un ennemi de nous attaquer. Donc les Nio, ces statues, ont un arc et un sabre pour dissuader un ennemi potentiel. Mais le Kyudo est un Budo et n’est pas une religion. Les changements d’état d’esprit viennent de l’effort de se battre contre soi-même, de tenter d’ouvrir son cœur, de tenter de se connaitre mieux soi-même. Le seul aspect de religiosité qu’il y a, ce sont les courants historiques du shintoïsme et du bouddhisme. De parler du shintoïsme ou du bouddhisme n’est rien de plus qu’une explication historique de l’arc japonais.
En ce qui concerne l’esprit de compétition, je pense que dans l’histoire des Budo, des Bujutsu (techniques de combats), il vaut mieux atteindre la cible que la manquer. Un Kyudo qui ne cherche pas à atteindre la cible, c’est de la danse avec un arc. «Dance of archery». En Kendo il y a deux écoles. Le Kendo et le Kenbu (démonstration de sabre, ndt). Le Kenbu ce n’est pas du Kendo, c’est de la danse. Le Kendo, c’est une discipline ou l’on s’entraîne avec acharnement pour atteindre un niveau qui permet de frapper l’adversaire à la vitesse de l’éclair. En Kyudo aussi, plutôt que de manquer la cible il vaut mieux la percer. Ceci dit, si on est trop obnubilé par le Tekichu, le tir en est influencé. Alors que le vrai but du Kyudo est de se vaincre soi-même et d’ouvrir son cœur. Si l’on est capable de maîtriser sa respiration on est capable de maîtriser son corps. Et si notre corps nous obéit, notre cœur s’apaise aussi. Et si le cœur est en harmonie, les particules du corps réagissent de manière précise. Tous les sportifs de haut niveau atteignent ce stade. Ichiro, joueur de baseball au USA, Tiger Woods, Kose Inoue (judoka à la retraite, ndt)…
Si ce désir d’atteindre une forme de perfection est partagé par tous les êtres humains, je suis convaincu que, non seulement les japonais qui possédent cette tradition, mais aussi les occidentaux, peuvent aspirer à entraîner leur mental par la pratique du Kyudo. Ceci est une des raisons pour laquelle le Kyudo est en train de devenir de plus en plus populaire. Sur le fond, c’est une bonne chose que les européens ne soient pas obnubilés par la cible, mais du point de vue du Bujutsu, plutôt que de manquer la cible il vaut mieux l’atteindre. Mais ce n’est pas une obligation. En regardant un tireur on peut dire à quel point il est obnubilé par la cible. Ceci se voit à son expression et à ses mouvements. Ce genre de tireur, même si il cible, me laisse indifférent. Quand on se présente au Shinsa de 8ème Dan il faut cibler. Il est normal de cibler. Mais les pratiquants qui ciblent en pensant qu’il est normal de cibler ne deviennent pas 8ème dan. C’est un point très délicat. Cela ne veut pas dire non plus que le Kyudo soit uniquement une discipline mentale. Le but est de maîtriser son cœur, d’ouvrir son cœur, d’apaiser son cœur. Si on est obsédé par le Tekichu, le cœur se referme sur lui-même. Tant que la personne qui veut tirer à l’arc, qui veut se familiariser avec l’arc, a des qualités humaines, n’importe qui peut pratiquer. Si la personne en question n’a pas ces qualités humaines, si elle souhaite pratiquer le Kyudo uniquement dans le but de cibler, je ne pense pas qu’elle soit qualifiée pour pratiquer le Kyudo en tant que Budo traditionnel du Japon. N’importe qui peut pratiquer. Simplement il faut être prêt à faire un effort de travail sur soi-même, sur sa capacité à ne pas être distrait par diverses tentations. Si la personne remplit ces conditions, quelle que soit sa nationalité, elle peut pratiquer le Kyudo. Je pense qu’il s’agit non pas de travailler sa technique, mais de parfaire ses qualités humaines. Pour ce faire, il faut savoir résister aux tentations, et avoir un contrôle total de soi. De plus il faut être capable d’avoir une attitude absolument sereine quelle que soit la situation. Il faut avoir le courage de mettre en pratique ce que l’on considère être juste. Si on n’arrive pas à faire toutes ces choses on n’a pas réalisé le but.
Les êtres humains, y compris les japonais, ont tous des désirs qu’ils souhaitent satisfaire. Tant que l’on est la proie de ses désirs, on s’attend à ce que les choses correspondent à nos projections. Il faut se débarrasser de cela. C’est ce que l’on appelle en Budo l’état de “Gi”, le fait de se défaire de tous ses désirs et projections. Mais ceci est très difficile. Pour moi, dans ma pratique du Kyudo, j’ai atteint un stade où cibler n’est plus important, où j’effectue toujours un travail de réflexion sur moi-même en me demandant si mon tir était correct ou pas. Est-ce que ma poitrine s’est ouverte correctement ? Est-ce que le devant et l’arrière de mon torse se sont écartés correctement sur les côtés ? Si le corps entier ne s’ouvre pas ce n’est pas bon. Si je réussis à faire cela, que j’ai ciblé ou pas, je peux me dire que mon tir a été correct. Quand j’ai tiré correctement, c’est quelque chose que je ressens. Cela m’arrive une fois ou deux fois sur dix flèches. Pour les autres huit flèches, il y a toujours des points qui restent à améliorer.
Une hisoire raconte qu'au 12ème siècle, lors de la bataille du Zenkunen, l’empereur Shiragawa est tombé malade, et un samurai du nom de Minamoto Yoshie qui avait vaincu l’empereur, lui aurait remis un arc qui lui a rendu sa santé. Il y avait une croyance selon laquelle l’arc japonais avait des pouvoirs de guérison, qu'il pouvait éloigner le mal et les mauvais esprits. L’arc était vu comme un objet divin. De nos jours aussi, lors de l’inauguration d’un Dojo, on fait résonner la corde de l’arc à plusieurs reprises sans tirer de flèche pour purifier le Dojo. C’est de ce point de vue que le guerrier a remis l’arc à l’empereur dans l’espoir qu’il guérisse. J'ai l’impression que moi aussi l’arc m'a permis de retrouver ma santé. La découverte de mon cancer de l’estomac a été tardive. Médicalement parlant, pour les cancers, il y a les stades 1, 2, 3 et 4, et j’étais entre le stade 2 et 3. Mon cancer se rapprochait du pancréas. Je me suis dit que je n’allais pas guérir. J’ai demandé au médecin de tout enlever. Puis deux ans plus tard, j’ai eu un cancer de l’intestin. De nouveau j’ai pensé que c’était la fin et j’ai demandé au médecin d’enlever ce qu’il fallait. Depuis, six années se sont écoulées. Je pense que la partie est gagnée, mais pendant ces six années, que je dorme ou que je sois éveillé, je n'ai pensé qu’à une chose : pouvoir à nouveau tirer à l’arc comme dans le passé. Ceci a probablement servi de support psychologique pour la guérison.
Matsueda Toshiaki
Kyudo Kyoshi 7ème Dan
[1] Bien avant le Zen, le Bouddhisme ésotérique est arrivé au Japon depuis l'Inde en passant par la Chine et la Corée. Il s'y est développé principalement au sein des sectes Tendai (fondée en 805) et Shingon (fondée en 813). Charles Stampfli, l'un des premiers pratiquants de Kyudo en Europe a traduit ce livre en français.
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